Cybermania, un
nouveau business
Quand les cybers
remplacent l’école…
Certains parlent de business, d’autres considèrent qu’il s’agit
d’un simple phénomène de société, mais la plupart sont unanimes
à penser que le cyber-enseignement n’est que le symptôme du
déclin de l’Ecole. En effet, à défaut de documentation et
d’assistance pédagogique adéquate, nos écoliers, collégiens,
lycéens et même universitaires recourent incessamment aux
cybercafés en déboursant de l’argent pour télécharger sur la
toile les exposés ou les travaux qu’on leur demande d’accomplir
dans leurs établissements.
Par Semmar Abderrahmane
«Je n’ai pas le choix. C’est le
seul moyen pour moi d’accomplir mes devoirs et mes exposés. Au
collège, on n’a pas de bibliothèque riche en ouvrages. Il ne me
reste alors que le cyber, car nous n’avons pas de connexion
internet chez nous. Je dépense pour cela pas moins de 50 DA pour
un seul exposé. Des fois mon père me gronde pour tous ces frais
excessifs, mais la plupart du temps il cède. De toute façon tout
le monde étudie de cette manière, alors je ne vois pas pourquoi
moi je m’en priverai» nous confie Kenza, une collégienne d’à
peine 14 ans.
De l’avis de tous les observateurs,
ce genre de témoignage est légion lorsqu’on aborde la question
des exposés qui aujourd’hui s’accomplissent dans les antres du
Web et pratiquement plus dans les écoles. Les écoliers sont même
devenus une clientèle très «courtisée» par les propriétaires des
cybercafés qui voient dans cette nouvelle tendance un pactole
inestimable pour leur business.
Mais, d’abord, il faut avouer que
le constat est très amer, car la faillite de notre système
éducatif semble être consommée. Notre Ecole n’est apparemment
plus apte à former nos enfant pour qu’ils deviennent des futurs
citoyens cultivés et conscients de leur responsabilité. Bien au
contraire, les petits algériens excellent désormais dans la
facilité et la simplicité intellectuelles. La nouvelle «pratique
pédagogique», qui veut que l’élève doit tirer ses exposés de l’internet
pour les remettre à son enseignant sans même pouvoir lire ni
surtout comprendre le contenu, n’est qu’une belle illustration
du danger qui pèse sur le mérite académique dans la formation
scolaire de notre pays.
«L’élève algérien est actuellement
rompu à la fainéantise. Il ne daigne plus fournir le moindre
effort pour ses études. Le problème des exposés incarne à lui
seul l’abêtissement dont il fait l’objet. Aujourd’hui, tous les
exposés sont commandés à l’avance dans les cybers. L’élève s’y
rend pour donner le thème ou l’intitulé de sa recherche et, un
jour après, il récupère ses soi-disant travaux pour les donner
au prof et éviter ainsi les remontrances et les sanctions. C’est
aussi simple que cela, il suffit juste de payer le prix», nous
déclare à ce sujet Mouloud, un enseignant dans un lycée à
Birtouta. Sur le terrain, cette affirmation est plus que vraie.
Certains parents nous avouent même qu’ils dépensent plus
d’argent pour les exposés commandés que pour l’achat d’articles
scolaires. «Mon fils passe son temps à me demander de l’argent
pour imprimer les feuillets de son exposé que le patron du cyber
du quartier lui exige. Je ne vois aucune utilité à ces travaux
puisque nos enfants ne les lisent même pas. Mon fils m’a même
avoué que c’est la prof qui lui conseille de faire comme ça.
Quand je suis parti pour la voir, je me suis aperçu qu’elle-même
utilise ses exposés pour organiser son cours. Autrement dit,
elle n’est même pas assez compétente pour assumer toute seule sa
mission d’inculquer le savoir à nos enfants ! C’est quand même
grave tout ça. Et où sont les inspecteurs et les responsables?
Nous les parents, nous sommes les vrais perdants. Nos enfants ne
progressent pas et les propriétaires des cybers s’enrichissent
sur notre dos», nous affirme avec beaucoup de rage au cœur
Mustapha, président d’une association de parents d’élèves au
sein d’un établissement scolaire de Birtouta.
Les gérants des cybercafés, eux, ne
se sentent pas interpellés. «C’est pas notre problème si les
enseignants sont incompétents ou si l’école dans notre pays est
en crise. Pour nous, c’est le business qui compte. Ni plus, ni
moins», nous fait savoir Khaled, un jeune gérant de cybercafé
situé juste à côté d’un lycée. Quant à la demande, il nous
confie sans détour qu’elle est vraiment «importante». «Ne
voyez-vous pas tous ces lycéens et collégiens qui attendent leur
tour ? Ici, nous traitons chaque demi-heure des demandes
d’exposés. Par jour, nous réalisons une vingtaine d’exposés si
ce n’est plus. Pour répondre aux besoins des clients, j’ai dû
recruter 3 étudiants qui se relaient quotidiennement au travail.
Ainsi, qu’ils soient collégiens, lycéens ou même universitaires,
tous les clients peuvent être satisfaits», nous assure le jeune
gérant. Pour nous expliquer encore plus les rouages du business,
notre interlocuteur nous fait une illustration. Alors que les
internautes sont occupés à tchatcher, le gérant discute avec un
lycéen qui peine à préciser le sujet de son exposé. Sans même
avoir compris, le responsable du lieu clique sur la souris pour
entamer ses recherches afin d’impressionner rapidement l’élève
ingénu. Après seulement quelques minutes, une dizaine de pages
sont imprimées et l’exposé est achevé et livré avec plan,
introduction, développement, conclusion ainsi qu’une
bibliographie comme bonus. Le client met la main à la poche pour
payer la note qui est à chaque fois de plus en plus salée (de 50
à 100 DA). Mais l’élève est encore loin de savoir qu’il est en
train de grignoter les maigres revenus de ses parents pour son
instruction «cybernétique». Le gérant, quant à lui, se frotte
déjà les mains en sachant que ce genre d’opération va se répéter
une dizaine de fois durant une même journée et ce, jusqu’à la
fin de l’année scolaire.
D’autres interlocuteurs nous
apprendront que beaucoup d’universitaires sollicitent les cybers
pour les travaux de mémoire de fin d’étude. Ils paieraient même
de fortes sommes pour télécharger d’internet des livres entiers
en les imprimant. C’est dire toute l’importance de ce «cyber-business»
qui profite de cette situation ubuesque pour booster ses gains.
Cependant, les barons de ce
commerce providentiel restent très silencieux sur leur chiffre
d’affaire et rechignent même à trop s’étaler sur cette question.
«L’électricité et le papier nous coûtent aussi très cher.
N’oubliez pas ça aussi». Cette réflexion est la chanson commune
de tous ces nouveaux affairistes. Or un simple calcul
arithmétique nous démontre bien que ces commerçants tirent un
grand bénéfice de ces opérations qu’ils effectuent
quotidiennement.
Que faut-il faire alors ? Selon
beaucoup d’observateurs, la solution passe par une refonte du
système éducatif. «Il faut doter les écoles du réseau internet
et les enseignants doivent inculquer l’amour de la lecture et de
la culture au lieu de les jeter en pâture aux commerçants. Il
faut aussi lancer une campagne de sensibilisation à travers tous
les établissements scolaires du pays à l’encontre de ce
phénomène. C’est ainsi qu’on pourra faire avancer les choses…»,
nous déclare Mme Chérifa, une inspectrice de l’éducation
nationale aujourd’hui à la retraite.
Toutefois, à son avis,
«l’immobilisme et l’indifférence des responsables ne présagent
rien de bon pour l’avenir de nos élèves victimes de ces
cyberarnaques».
A bon entendeur, salut…
S. A.