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«Les tanneurs de Marrakech» de D. Jemma
Vaillants d’entre les vaillants
3 Avril 2008

Ce terrible métier qui s’exerce dans la pestilence et jambes nues dans les bassins de chaux vive est considéré par la tradition orale comme une punition divine encourue par une cohorte de génies pour s’être révoltés contre le prophète Sidna Suliman, âlih essalem, qui commandait également les animaux.

Nul doute qu’après avoir lu ce mémoire de D. Jemma, chercheur au CRAPE, consacré aux tanneurs de Marrakech, le lecteur ne pourra plus jamais regarder une paire de babouches artisanales du même œil. En effet, de la chèvre sacrifiée à l’élégante chaussure jaune des citadins du Maghreb, la peau morte de l’animal traverse de nombreuses étapes assimilée à des pratiques rituelles aboutissant à sa résurrection.
Ce terrible métier, qui s’exerce dans la pestilence et jambes nues dans les bassins de chaux vive, est considéré comme une punition divine encourue par une cohorte de génies pour s’être révoltés contre le prophète Sidna Suliman, (alih essalam), qui commandait également les animaux. Ils durent tanner une peau de taureau, la plus dure à travailler et y tailler des semelles de babouches. Ainsi, parmi les tanneurs de Marrakech, ceux qui sont issus de la tribu berbère de l’anti-Atlas des Ida-U-Zddut, sont considérés comme les seuls capables d’affronter la peau de taureau qui demande un effort excessif.

Un des plus anciens métiers
de l’humanité
La légende souligne que les ancêtres mythiques de cette tribu ne seraient autres que ces génies révoltés qui se seraient réfugiés dans cette région du pays. Ces esprits seraient maintenant réfugiés dans les tanneries de la Cité où, invisibles, ils tannent inlassablement des peaux impalpables… Cette fable plonge le lecteur dans le monde des ancêtres où tout a valeur rituelle ou symbolique et obéit à des lois immuables.
Probablement, l’un des plus anciens métiers de l’humanité, le tannage des peaux est lié aux métiers de cordonnier et de potier ainsi qu’à celui de laboureur. Ainsi, dans les vieux milieux citadins, l’aîné des garçons est souvent tanneur, alors que le second est potier et le troisième cordonnier. Ces trois corporations étant d’ailleurs souvent liées par des liens matrimoniaux.
L’auteur expose également le rôle de milices paramilitaires qu’ont souvent joué les tanneurs, guerriers courageux et chasseurs avisés qui, malgré les apparences, constituaient une caste élevée de la société citadine. «Bab Eddebagh, Bab Eddheb» disait-on en évoquant l’une des sept portes de la ville de Marrakech ouvrant sur le quartier des tanneurs, alors l’un des plus prospères avant de s’appauvrir du fait de l’apparition de l’industrie moderne du cuir. Ce quartier qui est le dernier de la ville avant le cimetière, occupe entre les mondes de la vie et de la mort, une place hautement symbolique. Au Maghreb, la peau de chèvre est liée à la symbolique de l’eau et de la fécondité et le saint patron des tanneurs est Sidi Yakoub qui est également lié aux sources. Ainsi, dans chaque tannerie figure un sanctuaire et un puits en hommage à Sidi Yakoub qui était un patron tanneur de Marrakech à la vie exemplaire et aux mœurs pures.
D. Jemma explique le rôle très particulier des tanneurs dans la Cité où aucune cérémonie notamment nuptiale n’aurait pu avoir lieu sans leur présence. Le rite le plus important étant le carnaval de l’Achoura longuement fêtée dans l’ancienne ville de Marrakech.

Faire revivre la peau
A l’issue de sa patiente quête, l’auteure restitue toutes les étapes du tannage des peaux et en expose longuement les significations symboliques.
La première étape après l’acquisition des peaux au marché est une plongée dans le monde souterrain : l’Iferd. L’Iferd est une grande mare informe emplie d’eaux en putréfaction. Selon les tanneurs, cette mare communique avec le nombril du monde. Toute de putréfaction et fermentation, elle revivifie la peau morte de l’animal. Les peaux y sont traditionnellement descendues par lots de 48.
L’étape suivante est constituée par les bains dans les fosses rectangulaires emplies de chaux appelés pelains. Du plus doux constitué par un pelain putréfié qui a déjà servi au plus fort (el qataâ) qui est de la chaux vive, ces bains «désaltèrent» la peau qui se détend et commence à renaître. Lors du troisième bain de chaux, il y a Bu Khnaz, le travail d’épilage. Les petites boules de laine qui en résultent sont vendues au marché par les épouses des tanneurs.
Puis c’est le merkel : travail de foulage particulièrement pénible effectué par les ouvriers les plus robustes. Les ouvriers doivent atteindre un hal, une sorte de rythme extatique de l’existence duquel dépend la qualité du cuir obtenu. Après cela, la peau est considérée comme sortie du monde de la mort, elle doit recevoir son âme végétative, nafs et son âme subtile, rouh. Pour avoir son nafs, la peau est d’abord plongée dans un confit de fiente de pigeons grouillant de vers, bzerk. Elle s’y détend et s’y amincit. Dans les bains de son de blé, (nokhalla) elle s’épaissit et se nourrit. C’est l’étape de la faim après celle de la soif étanchée dans l’Iferd et les pelains.
A ce stade, la peau peut recevoir son âme subtile (rouh) . C’est alors le tannage proprement dit. En plusieurs bains du debbagh au takkut , cette opération a lieu dans le fondduq takkut où seuls accèdent les ouvriers importants et les patrons, jamais les apprentis.
Ensuite, la peau est ouverte en trois temps par le patron et son ouvrier. C’est ensuite le polissage au moyen d’un tesson de poterie dans une petite fosse spéciale nommée Azgui.
Puis c’est l’épreuve du battage. Les tanneurs disent que sur Askemd, la grande pierre plate sur laquelle sa peau est battue, la chèvre paye tous les dégâts qu’elle a commis dans la montagne.
L’une des opérations ultimes est la teinture. A l’ombre d’un grenadier, la peau est teinte souvent en jaune à l’aide d’écorce de grenade. Puis, c’est le séchage et le corroyage par lequel le tanneur affine le grain du cuir avant de le vendre au marché. Les dernières opérations sont appelées tlo’a.

Une observation approfondie
de la société
L’auteur après avoir détaillé les étapes de transformation de la peau en cuir fait pénétrer le lecteur au cœur de la corporation. Elle décrit également les relations de la corporation avec la société citadine notamment féminine marrakchie. Les relations sociales à l’intérieur de la tannerie, l’argot du métier, les surnoms dont sont gratifiés les tanneurs, les marques patronales distinctes apposées aux peaux, la chasse…Rien n’échappe à l’observation de la scientifique. Elle décrit les habitudes des ouvriers et des patrons qui, pour tenir le coup fument, rituellement de nombreuses pipes de kif. Les apprentis, eux, au début de leur vie professionnelle ne sont payés que de quelques rations de kif et bols de soupe… Des formes traditionnelles de prêts financiers octroyés aux patrons à leurs ouvriers pour qu’ils puissent disposer d’un certain nombre de peaux qu’ils vendront à leur unique bénéfice sont également décrites. Ce travail approfondi dont nous n’avons pu avoir la date exacte a été réalisé du temps où Mouloud Mammeri était directeur du Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques, c’est-à-dire de 1969 à 1980. Richement documenté, bien construit et illustré, ce mémoire est un document de valeur pour tous ceux que l’étude des métiers anciens intéresse. Par ses descriptions minutieuses il pourrait, pourquoi ne pas rêver, constituer la base idéale d’un film historique sur la vie dans les vieilles cités du Maghreb. Cet ouvrage a été mis en vente lors du colloque international sur l’oralité organisé récemment par le CNRPAH dans le cadre de la manifestation «Alger, capitale de la culture arabe 2007».

Par : Karimène Toubbiya

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