Le Midi Libre - Culture - «Je ne crois à aucun plan»
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Edition du 19 Mars 2011



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Djaâfar Lesbet, architecte sociologue au midi libre :
«Je ne crois à aucun plan»
19 Mars 2011

Sociologue-urbaniste-architecte, et natif de La Casbah, Djaâffar Lesbet, a enseigné à la Sorbonne, et a été consultant auprès de plusieurs organismes internationaux dont l’Unesco. Il a publié plusieurs ouvrages et articles dans des revues étrangères traitant de La Casbah d’Alger.

• Midi Libre : Un plan de sauvegarde de La Casbah d’Alger prévoit une phase d’urgence de 3 mois, il se trouve que ce délai a été largement dépassé, pensez-vous que cela n’aurait aucune conséquence sur ce qui va suivre, et que tout va marcher pour le mieux ?
Djaâfar Lebset :Non, je ne le crois pas, car l’aggravation de la situation est quasiment quotidienne, la situation est grave et réclame des actions en urgence et deux ans d’atermoiement risquent de peser lourd sur le devenir déjà incertain de la casbah. La Casbah est devenue un espace moribond, seule la partie basse concentre encore un rythme d’activité, souvent informel d’ailleurs, sans lien avec le quartier. Dire qu’on peut relancer le programme de sauvegarde entamé il y a deux ans, comme si de rien n’était, c’est faire part d’un optimisme irresponsable. Le temps perdu peut effectivement être rattrapé, mais à quel prix ? Pour ce qui est du nouveau plan de sauvegarde, c’est une actualisation des données et qui a toutes les chances d’être périmée. C’est le 4e ou 5e plan. Celui de 1981 «Projet de Revalorisation de La Casbah d’Alger», a été réalisé par l’EPAU en collaboration avec l’Unesco et le PNUD. Il était assez complet, je trouve dommage, qu’on ne se soit pas appuyé sur la même démarche et simplement l’actualiser. M. Zekagh (directeur général de l’Office national de Gestion et d’Exploitation des Biens Culturels Protégés, NDLR), si mes souvenirs sont bons, a présenté, il y a plus de 2 ans, la situation et l’ébauche de son plan au Conseil des ministres, on peut supposer que ce temps a servi à parfaire les donnés et à préparer les moyens idoines pour la mise en œuvre effective et efficiente du plan de sauvegarde. Mais, curieusement, ça fait près d’un an qu’il est achevé et déposé pour approbation et depuis on attend que les élus daignent l’agréer. Je trouve un peu suspect le fait qu’on laisse trainer les choses, or tout le monde sait que la situation est dramatique. J’ai peur de comprendre le pourquoi de ce laxisme feutré. Sachant que le laisser-faire est aussi efficace qu’un bulldozer. Je pensais naïvement que depuis l’achèvement du plan de sauvegarde, toutes les actions menées à La Casbah étaient le résultat d’une concertation. Or il n’en est rien. On a bien convoqué une réunion à laquelle étaient conviées des associations avec comme ordre du jour : raser les bidonvilles de La Casbah. J’étais très heureux de cette initiative qui associe la société civile à discuter une mesure envisagée par les autorités. Mais dès l’ouverture de la séance, je me suis très vite aperçu qu’on était appelé non pour discuter, mais pour approuver une mesure déjà ficelée et que ça démarre demain. C’était quand même un peu vide comme échange, en présence du wali de Bab El-Oued. J’ai dit qu’il faut bannir le mot «relogement» du langage, et qu’il faut annoncer à la presse et à la radio, qu’on va procéder à l’expulsion des squatteurs. Ces personnes ont pris des terrains illégalement. Quand tu dis «on reloge», donc tu reloges celui qui viole la loi. Non, il faut l’expulser. L’État est là pour veiller à l’application de la loi et non pas pour récompenser ceux qui la violent. Puis j’ai suggéré de ne pas donner de logements aux gens puisque tout le monde accuse tout le monde de détournement ou de revente. Pour mettre fin à ce trafic réel ou supposé, n’est-il pas opportun de remettre le quota de logements entre les mains de l’office et des associations qui seront chargés de l’hébergement à titre provisoire, le temps de trouver autre chose ? Durant ce temps, ils auront le statut d’hébergés dans le cadre de la structure qui gère les logements tiroirs, qui par la suite serviraient à l’accueil des familles concernées par la mise en œuvre du programme de sauvegarde. Cette proposition n’a pas été retenue. J’ai demandé à connaître les critères qui ont présidé au choix des baraques à démolir ? J’ai obtenu cette réponse : Ce sont des squatters qui occupent illégalement les terrains. Ce n’est pas très sérieux. Je croyais naïvement que l’initiative émane de l’Office chargé du patrimoine, c’est lui qui depuis deux ans gère la situation sur le terrain, négocie, au cas par cas, l’étaiement des maisons avec les occupants, et à ce titre connais mieux que quiconque les priorités et les parcelles à libérer. J’ai donc aussitôt rendu visite à Monsieur Zekagh afin de lui demander pourquoi il avait décidé d’enlever les bidonvilles de «Zoudj aâyoune», «Dar al ghoula», de «Rbaâ troq», etc., alors que son plan n’est toujours pas approuvé ? Quels sont les critères qui ont déterminé ses choix ? Car, ni l’APC ni la wilaya n’étaient en mesure de le dire. Je pensais qu’il était le mieux placé stratégiquement pour savoir pourquoi on commence par ces points-là. J’étais surpris de l’entendre dire : «De quel critère parles- tu ? ». Il n’a même pas été informé de l’opération éradication des bidonvilles. Vous croyez sincèrement qu’un office qui n’a même pas été informé d’une intervention sur le terrain où il travaille depuis 2 ans, où il a eu un mal fou à gagner la confiance de la population, va être en mesure de mener à bon port le plan de sauvegarde ? Qu’est-ce qu’il va dire aux familles qui lui ont fait confiance, en acceptant que les ouvriers «violent» leur intimité pour réaliser les étaiements dans des maisons habitées, et à qui il a garanti, en échange, de considérer leurs cas en priorité en cas de relogement. Finalement, on a relogé, non pas ceux qui habitent les maisons endommagées, nécessitant une intervention d’urgence, mais ceux qui ont squatté les maisons et installé des bidonvilles. La Casbah est un gouffre financier, je dirais que ce laxisme a engendré un urbanisme suicidaire. Quand on regarde bien avec du recul, on se rend compte que cela arrange tout le monde : l’État, l’institution qui dit : je m’occupe de La Casbah, la preuve, elle dit j’ai l’argent, mais on n’a pas les chiffres officiels, Plus de 3 milliards ont été dépensés, ce n’est plus possible. Il y avait plus de 1.500 maisons au lendemain de l’Indépendance, aujourd’hui, il en reste à peine 600 et pas toutes en bon état. Tout ça parce soi-disant une institution a dit je m’en occupe. Celle-ci donne de l’argent et des logements, ça arrange l’entreprise, puisque c’est l’État qui paye. On fait n’importe quoi, les surveillances sont vraiment approximatives, les prix sont exorbitants. On est bien payé, ça arrange aussi ceux qui extraient les gravats puisqu’on les paye au tonnage, ça arrange l’habitant puisqu’on le reloge. Quant aux propriétaires, je ne comprends pas comment on puisse les considérer comme tels alors qu’ils ont laissé un bien en abandon, sans assurance, qui constitue un danger pour la population. Je ne comprends pas comment l’État peut payer les frais de démolition, reloger les locataires, retirer les gravats, et le propriétaire conserve tous ses droits sur la parcelle. Tout le monde se plaint de la situation, mais nul ne veut que cela change.

• Donc pour vous le problème réside dans le plan ?
Non, je n’y crois pas. L’office chargé du patrimoine dépend officiellement du ministère de la Culture, du ministère de l’Habitat (pour la résorption de l’habitat précaire et des bidonvilles, etc.) de la wilaya, (problème de police), de la défense (problème de sécurité), cette confusion des rôles où chacun a un intérêt particulier, fait du patrimoine quelque chose qui n’est pas toujours prioritaire. Si vous vous préoccupez de la sécurité, le patrimoine, ce n’est pas votre problème. Je pense que ces questions devraient être examinées au préalable, et tant que personne n’y répond, je ne crois à aucun plan de sauvegarde, ni à aucune initiative. La première de ces questions est celle-ci : qu’est-ce qu’on veut faire de La Casbah ? On en est déjà à plus de 3 milliards de dépense. Sans compter les 30.000.000 euros de l’Unesco, sans le moindre effet, les 10.000 logements attribués, de quoi reloger deux fois tous les habitants de La Casbah, sans le moindre résultat. Quand je reprends le chiffre officiel, on estime à 100.000 DA le m2 pour restaurer une maison, si on prend la taille moyenne, disons 100 m2 par maison, cela fait 10 milliards. Vous allez faire sortir les gens des maisons, vous y mettez 10 milliards pour la refaire, et après, est-ce que vous allez les leur offrir gratuitement ? Vous les leur louez à quel prix ? Vous les vendez à qui ? Qui va habiter à La Casbah à ce prix, surtout dans la situation actuelle ? Comment faire ? Si maintenant ils ont décidé de faire sortir les gens pour débourser 10 milliards sur chaque maison et la redonner aux occupants, qu’on nous le dise franchement. C’est dire qu’il y a un flou sur la destination, c’est un euphémisme. Ça permet un laisser-faire qui est pour moi plus destructeur qu’un bulldozer. Il faut être clair, on classe un site, une architecture sur la liste du patrimoine universel, en aucun cas les occupants et c’est là une mesure universelle. Peut-on déroger à cette règle en Algérie et sauver le patrimoine et les occupants ? Se sera une première mondiale. Aucun pays ne l’a fait, dans tous les pays où l’on a restauré un centre ancien classé, la population s’est renouvelée au fur et à mesure de l’amélioration des conditions de vie dans les maisons et surtout de la rentabilité économique des espaces de sociabilité (commerces). Autre point que je veux souligner, si le patrimoine n’est pas accompagné d’une dynamique économique, s’il n’est pas rentable, pour parler vulgairement et concrètement, ça ne sert à rien, il reflétera à nouveau les conditions économiques de ses habitants et c’est l’éternel recommencement. Au nom de quelle justice sociale les squatters de La Casbah mériteraient d’être mieux traités que ceux qui croupissent dans les bidonvilles, hors du secteur sauvegardé ?

• Vous venez de saisir l’Unesco sur La Casbah quelle est l’argumentation développée ?
L’argumentation que j’ai développée, est de dire que La Casbah a été classée en 1992, cela fait plus de 20 ans, mais depuis ce classement, la détérioration et la destruction se sont accélérées sans qu’à aucun moment vous n’êtes intervenus pour dire stop. Depuis le classement, une maison s’effondre, volontairement ou involontairement, tous les 15 jours. Or avant l’Indépendance le rythme était 1 tous les 15 ans.
Est-ce un effet du classement sur la liste du patrimoine universel? Ou d’un déclassement sur la liste de la dé-considération locale ? J’ai posé la question de savoir comment peut-on reconstruire les maisons déjà tombées, et selon quels critères ? Est-ce qu’on doit réutiliser le matériau d’origine, ou est-ce qu’on doit utiliser le béton armé comme on l’a fait au bastion 23 ?

l’époque ça a fait une grande polémique entre ceux qui voulaient restaurer, c’est à dire reprendre la brique en terre cuite pour refaire les maisons, et ceux qui disaient, dont moi-même, sauvons ce qui reste, sinon ça va être un parking. L’autre question que j’ai posée à l’Unesco est motivée par le fait que le séisme de Boumerdès a amené le gouvernement algérien à changer les lois pour adopter des normes anti-sismiques, applicables à toute nouvelle construction. Si on doit refaire une maison à La Casbah, en appliquant les normes anti-sismiques, on doit faire un chaînage en béton armé, est-ce compatible ? Je voulais savoir comment faire ? Ça fait 2 mois que j’attends la réponse.

• Vous avez aussi lancé l’idée de construire une maison à La Casbah…
J’ai pris cette initiative, car je ne crois plus au verbiage, la situation est suffisamment grave et urgente qu’elle ne supporte plus les atermoiements des administrations, ni les complaintes et encore moins les larmes de crocodiles de certains. On évoque de plus en plus La Casbah au passé, je souhaite qu’on en parle au futur. On fuit La Casbah, je souhaite qu’on y retourne et le projet «DARNA» vise cet objectif avec l’adhésion du plus grand nombre d’Algériens. Je profite de votre journal pour renouveler l’appel, lancé en décembre 2010 auprès d’une centaine de personnes, pour évaluer l’intérêt qu’accordent les Algériens (en particulier) à la sauvegarde de leur patrimoine. Un grand nombre de personnes en Algérie et à l’étranger a adhéré au projet. Je me permets de rendre compte de quelques réactions significatives suscitées par le premier envoi. Elles émanent surtout des nationaux vivant en Algérie. Elles montrent combien les gens se méfient de toute initiative, même citoyenne. Les gens ont perdu confiance et doutent de tout. Certains ont répondu favorablement, d’autres demandent (assurément après une lecture rapide du projet) pourquoi ne pas d’abord créer une association, d’autres voudraient voir les plans de la maison, la maquette … d’autres encore s’interrogent sur la propriété, le contenu, le mode de fonctionnement, certains trouvent ridicule de ne réaliser qu’une seule maison alors que toute la casbah est à reconstruire, etc. Enfin d’autres estiment qu’il faut tout faire Ainsi, ils sont certains de ne rien faire… Toutes les questions sont fondées, légitimes, mais, il me semble, qu’elles sont prématurées. En effet, à quoi sert une nouvelle association, il y en a tellement. De nouveaux plans il y en a à profusion. Cela ne sert à rien, si au préalable, il n’y a pas suffisamment de personnes qui s’engagent effectivement à soutenir financièrement cette initiative ? J’ai recensé toutes les questions (administratives, techniques, économiques, sociologiques, etc.) elles seront abordées par thème et résolues le moment venu en fonction de leurs pertinences et en harmonie avec les principes régissant les actions sur le patrimoine universel habité. A mon avis, avant de créer l’association, définir ses statuts, déterminer son objet et lancer la collecte effective des sommes promises, il faut que les promesses de dons couvrent au moins le budget nécessaire à l’achat du terrain et la réalisation du gros-œuvre. J’invite vos lecteurs à se rendre sur le site www.darnadz.org à prendre le temps de lire attentivement le projet et à faire remarques et suggestions. De nombreuses personnes me demandent où envoyer les dons. Je précise qu’il ne faut pas envoyer de don, à aucune adresse, ni à aucune personne, pour l’instant. Au cours de cette première phase, je ne demande qu’une promesse de don. Une fois assuré de la faisabilité du projet par un large soutien populaire et financier, les formalités légales seront accomplies. A ce moment, je recontacterai personnellement chaque donateur afin qu’il verse son don à l’association qui sera créée dans le cadre de la loi.L’initiative s’inscrit dans la cadre fixé par le dernier plan de sauvegarde. Tout en s’appuyant essentiellement sur l’action citoyenne.Mon dernier séjour à La Casbah (mars 2011) m’a encore plus convaincu que le temps presse : La cité millénaire est sérieusement en danger. La Casbah parsemée d’ordures, ponctuée de ruines, est dans un état tel, qu’il est vain de se voiler la face, il nous faut admettre que le plus grand nombre des occupants actuels cherche à obtenir un autre logement, même s’il doit donner un coup de pouce pour que la maison s’effondre. D’autres veulent rester sur place, attendent le déclic pour se mettre en action. Alors, je tente le coup, même à contre-courant et vous invite à prendre part à mon initiative. Je sais que certains se demandent si ce n’est pas une goutte d’eau dans un océan planétaire. Oui, cela est vrai et je vous dirais même qu’ils sont peut-être en deçà de la réalité. Mais est-ce une raison suffisante pour ne pas tenter une action et continuer à décrier ce qui se fait et regretter ce qui ne se fait pas. Il faut agir et agir vite sur le terrain. Pour endiguer cette dérive, j’invite les habitants de La Casbah, les universitaires et toutes les personnes soucieuses du devenir de La Casbah à relever un DEFI : la reconstruction d’une maison algéroise à la Casbah. La Casbah fait partie du patrimoine universel et à ce titre elle appartient à tous les Hommes.Je nourris l’espoir que cette goutte d’eau dans un océan de problèmes se mue en une véritable pluie de maisons, qui ressusciteront la casbah tel un phénix de ses cendres.Si vous partagez cette démarche et adhérez à l’initiative, je vous demande de faire suivre l’Appel à vos amis, afin qu’ils nous rejoignent. Merci, pour la Casbah. Une utopie n’est qu’une théorie inappliquée. Il ne tient qu’à nous de la réaliser.

Par : LARBI GRAÏNE

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