Le Midi Libre - Culture - «Il y a manque de vision»
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Edition du 19 Mars 2011



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Tahari Boulefâa el-Habib, Chef de bureau d’études :
«Il y a manque de vision»
19 Mars 2011

Homme de terrain, mais également théoricien, Tahari Boulefâa el-Habib, a dirigé entre 2007 et 2010 un des bureaux d’études (une vingtaine environ) qui se sont jetés dans la bataille de la sauvegarde de La Casbah d’Alger. Ce natif de Djebel Amour qui a fait des études d’architecture à l’Epau d’Alger (Ecole polytechnique d’architecture et d’urbanisme) a du reste consacré à la vieille médina un livre sous le titre Alger et d’ailleurs, histoire d’être.  S’appuyant sur son expérience de terrain qui a duré 3 bonnes années au lieu des quelques mois initialement prévus, il affirme ne pas percevoir chez les pouvoirs publics une «vision». «Il n’y a pas dit-il de perspectives claires. On a l’impression que c’est conjoncturel, or la stratégie pour laquelle on doit opter, est fonction de l’évaluation de la situation qu’on aurait faite au préalable». Engagés pour 3 mois afin d’y effectuer les travaux d’urgence, les bureaux d’études sont restés plus de 2 ans ! Tahari intervenait sur 17 bâtisses. Il impute le retard à l’inexpérience, jamais on a fait, précise-t-il, ce genre de boulot. Le plus grand obstacle sur lequel ces bureaux ont buté, aura été la non préparation des habitants explique Tahari Boulefâa. «Les gens ne font pas le distinguo entre un bureau d’études chargé des travaux techniques stricto sensu, l’OGEBC, (Office de gestion et d’exploitation des biens culturels) et les autorités municipales. On avait l’impression que personne n’était informé du projet dont on était chargé. On aurait dit qu’aucun organisme public, qu’aucune association ne s’est rapprochée des citoyens pour leur expliquer ce qu’on attend d’eux. Nous avons dû déployer des trésors d’éloquence, pour convaincre, on a passé plus de temps à négocier et à discuter avec les gens qu’au chantier. Il fallait asseoir des relations de convivialité, c’est comme ça que nous sommes parvenus quand même à leur faire sentir l’utilité de nous laisser examiner leur maison afin d’y faire les travaux nécessaires».
Et d’ajouter «la mission ne fut pas de tout repos, nombre de chefs de famille nous ont dit de revenir la semaine prochaine et de tâcher d’y ramener des attributions de logements ! bref, l’on se plaignait à nous de tous les maux. Figurez-vous, un collègue a failli même se faire tuer nonobstant les vols dont nous avions été victimes, des madriers ont disparu ainsi que des outils». Selon lui «on est en train de faire de la politique, il en veut pour preuve le fait qu’on ait « demandé à des bureaux d’études de déterminer la fonction de telle ou telle bâtisse». Autrement dit, l’État ne sait pas pour quel usage il va restaurer telle maison. «Je défie n’importe quel responsable d’être en mesure de nous dire ce qu’on doit faire, il y a une espèce d’imbroglio». Et d’ajouter «l’histoire de la propriété persiste, on ne connait pas encore l’identité d’une partie des propriétaires, ce sont des inconnus qui ne se sont jamais présentés». Pour autant précise-t-il, il y a eu par le passé des cas de restauration qui ont connu un certain succès. Et de citer «le siège de l’ancien Fahs qui a été restauré pour devenir le musée du Bardo». Pour Tahari Boulefâa el-Habib,
«on est en train de faire du suivisme, on imite ce qui se fait ailleurs». Autre preuve, selon lui du manque de vision
«on n’a pas pensé à créer des filières spécifiques aux métiers du patrimoine : brique, céramique, bois traditionnel, etc., une fois les travaux de restauration lancés, ils ne sauront pas d’où ramener ces matériaux» prédit-il. Tahari soulève un autre problème, celui des entreprises qualifiées en l’occurrence, il pense que ça va être difficile d’en trouver. «Pourtant poursuit-il, on a là une occasion inespérée pour former les gens». Et de plaider pour «l’association des universitaires au projet de restauration de La Casbah». Notre interlocuteur estime que la phase d’urgence a enregistré beaucoup de retard, ce qui est selon lui préjudiciable à la phase suivante qui doit voir s’amorcer la restauration proprement dite. «Normalement dès que les travaux d’urgence sont achevés, notamment la pose d’étaiements qui a pour but d’empêcher les effondrements, on doit passer sans attendre à la restauration. Or beaucoup de bâtisses qui ont subi les travaux d’urgence attendent depuis des mois. Si aujourd’hui, il y a des planchers qui s’effondrent, il ne faut pas s’étonner, il faut vite entamer les travaux de restauration» s’indigne-t-il.
D’après lui la notion de patrimoine devrait être précisée chez nous. Il rappelle que la notion est apparue avec la naissance des Etats-nations, et elle aurait eu pour fonction de cristalliser l’identité nationale. «Le patrimoine est devenu aujourd’hui un enjeu économique, la France et l’Italie ont accaparé la moitié du patrimoine mondial pour impulser leur tourisme, les chiffres ne cessent de grimper, le nerf est économique, si on doit s’inscrire dans des perspectives inspirées d’ailleurs, on va se retrouver à côté de la plaque, c’est notre identité, celle de nos aïeux, qui est en jeu, il faut qu’on sache, comment nous étions au départ et ce que nous sommes devenus  aujourd’hui». Tahari remet en cause tout le processus engagé pour sauver La Casbah. La restauration telle que conçue en Occident est une greffe qui ne prend pas chez nous. On a dans notre culture un savoir-faire lié à la préservation du patrimoine. On a réussi à préserver des monuments pendant des siècles grâce au système Waqf, (biens de mainmorte), il aurait suffi s’en inspirer en élaguant ce qui est religieux. La grande mosquée d’Alger fut conservée de cette manière. Tout était prévu à l’avance, qui entretient, qui finance et ce dans une totale transparence. Tahari el-Habib se montre viscéralement sceptique, il doute de la fiabilité de la démarche adoptée quant au projet de restauration. «Les vraies difficultés vont surgir quand le moment arrivera de restaurer. On va se retrouver face au problème du financement, car l’enveloppe destinée à cet effet est autrement plus élevée que celle qui a été dégagée pour la phase d’urgence. On va aussi buter sur le problème des indus-occupants, et du relogement des habitants qui doivent quitter définitivement ou momentanément leur demeure». Ce ne sont pas l’OGEBC ou la Direction de la culture de wilaya qui peut résoudre ça. Et de conclure «je me demande, en parlant de la Casbah d’Alger, si on n’est pas en train, de disserter sur un cadavre». 

Par : L. G.

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