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Edition du 21 Avril 2012



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Quand la philosophie devient musique…
21 Avril 2012

La philosophie de la musique ? On peut en douter, car si beaucoup de philosophes ont parlé de l’art et plus précisément de la musique, rares sont ceux qui ont véritablement touché au but. Souvent, dans les écrits philosophiques, la musique est moins analysée pour elle-même que pour la place qu’elle est censée occuper dans le «système» de la philosophie.
«Qu’est-ce que la musique ? Que nous dit-elle ? Quelle expérience spirituelle unique nous procure-t-elle ?» Ce sont souvent des questions perdues de vue, que nous allons essayer de les reposer, tout en essayant de dévoiler ce que certaines figures philosophiques ont dit à son propos, à propos de la musique.

Platon…
Platon est le philosophe à avoir assez longuement parlé de la musique. Celle-ci est décrite dans la République comme une partie essentielle de l’éducation, de pair –curieusement– avec la gymnastique. Dans les deux cas, il s’agit de communiquer à l’enfant un sens de l’ordre et de la mesure qu’il ne possède pas naturellement. On le fera donc chanter et danser selon certains rythmes et certaines tonalités. Platon n’est pas de ceux qui apprécient la dernière chansonnette à la mode, et en général, il exècre les nouveautés. Il disait : «Si la musique est la partie maîtresse de l’éducation, c’est parce que le rythme et l’harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l’âme et à la toucher fortement. En les recueillant joyeusement dans son âme pour en faire sa nourriture et devenir un honnête homme, on blâme justement les vices, on les hait dès l’enfance, avant de pouvoir s’en rendre compte par la raison, et quand la raison vient, on l’embrasse et on la reconnaît comme une parente avec d’autant plus de tendresse qu’on a été nourri dans la musique.»

Aristote…
Plus mélomane que son maître, Aristote a dit de la musique que c’est une chose qui mérite absolument d’être connue. Il a fourni la clef de la distinction entre, d’une part, tous les genres de musiques de variétés et, d’autre part, la grande musique –distinction que les ethnologues et sociologues, ainsi que les critiques musicaux déformés par eux, s’acharnent à nier («toutes les musiques se valent»). La musique grecque avait une pluralité de modes, qu’Aristote ramène à deux principaux, le mode «phrygien» et le mode «dorien», entendez, respectivement, les variétés et la musique classique. En quoi ces genres diffèrent-ils ? La musique «phrygienne» est la musique des courtisanes, des joueuses de flûte et des tripots où le peuple aime à se reposer après le travail. Elle fait donc intégralement partie de l’univers du travail, puisqu’elle en est l’autre face : pas de travail sans repos réparateur. Elle s’adresse à des âmes épuisées qui n’ont pas d’énergie de reste pour une activité quelconque de l’esprit. Aussi les variétés ne contiennent-elles rien qui exige un effort. C’est une musique qui «détend» l’âme, mais ne la nourrit pas.
A l’opposé de cette musique d’esclaves, la musique «dorienne» est celle des hommes libres, ceux qui disposent de loisir, «scholè» (le mot d’où est venue notre «école»). La musique semble partager ce privilège avec d’autres arts comme la tragédie ou l’épopée, dont il est question dans la Poétique. Ces derniers arts révèlent eux aussi des essences parce qu’ils «imitent la nature» par une copie qui, comme dit Aristote, est plus vraie que l’original : l’Achille d’Homère est plus vrai que l’Achille de l’histoire. Hélas, Aristote ne nous a rien dit de plus sur la musique : en le lisant, nous n’apprendrons pas quelles essences fait spécifiquement découvrir l’art musical.
Dans son livre «La politique» il disait : «Puisqu’il y a deux classes de spectateurs, l’une comportant des hommes libres et de bonne éducation, et l’autre, la classe des gens grossiers, chaque catégorie de gens trouve son plaisir dans ce qui est approprié à sa nature, et par suite on accordera aux musiciens professionnels, en présence d’un auditoire aussi vulgaire, la liberté de faire usage d’un genre de musique d’une égale vulgarité. Mais en ce qui regarde l’éducation, on doit employer parmi les mélodies celles qui ont un caractère moral et les modes musicaux de même nature (mélodies actives et mélodies provoquant l’enthousiasme, qui servent à la vie de loisir noblement menée). Or tel est précisément le mode dorien...»

Proust…
Il se trouve que ces perspectives ont été évoquées par Proust, dans la seconde partie de son «Temps retrouvé» où il donne la clef de sa propre aventure esthétique (tout en sachant que la musique est un art esthétique) comme écrivain. A propos de l’art, il écrit : «L’art est le vrai Jugement dernier. C’est la révélation qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir sur la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini. Je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations nouvelles viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur déjeuner sur l’herbe.» Mais chaque art, en raison de ses particularités structurelles et sensorielles, n’a-t-il pas une vocation spéciale à ouvrir devant lui une certaine région et coins de l’être ? Et s’il en est ainsi, quelle est la région de l’être dont l’accès ne nous est ouvert que par la musique ? A ces questions précises, il faut bien dire que la philosophie n’a pas encore donné de réponses convaincantes. Et j’ai bien peur qu’elle n’en donnera jamais. Ce sont des réflexions qui restent pendues aux fils de ces cieux que cette musique fait luire depuis son repos, quand elle se prononce en silence troublant.La musique a certainement vocation, comme l’avait bien vu Hegel, à représenter électivement la vie de l’«âme», individuelle et collective, et ce qui dans cette vie, tout en étant parfaitement déterminé, échappe à la pensée analytique et aux mots. C’est la seule à sillonner les couloirs de l’âme et du corps ayant l’air frivole et puissant ainsi que forte. Immortelle qu’elle est, elle se nourrit des sons qui meublent l’univers et ses vents, elle s’érige dans ses avenues immenses, trônant sur les âmes, cassant toutes les armes ! Mais les premières notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven disent du «destin qui frappe à la porte» ce que nulle autre figure de l’esprit ne peut dire. Je pense personnellement, entre mille exemples, que l’Intermezzo en la majeur de Brahms montre en musique ce que les philosophes ne sont jamais parvenus à dire de l’Étonnement, que la musique que chante et qui accompagne
Mais la palette des «régions de l’être» que la musique peut atteindre est beaucoup plus large et ne se limite pas au registre de l’âme et de la psychologie humaine. Elle concerne la vie et le cosmos tout entiers, même le monde minéral et jusqu’aux espaces intersidéraux.
Elle doit sans doute cette puissance potentielle à son abstraction, c’est-à-dire à son caractère structurellement non figuratif, ainsi qu’à sa nature diachronique, qui lui donne vocation à saisir mieux qu’aucun autre art la pure vie des Formes, leur émergence, leur épanouissement et leurs incessantes métamorphoses. Par là, elle touche à une dimension autrement peu accessible de l’être.
Et si l’on admet que Dieu est le créateur des Formes, on acceptera peut-être l’idée que la musique puisse parfois prendre rang, aux côtés de la philosophie, pour être une inattendue, mais efficace servante de la théologie. Qui n’a pas entendu certains morceaux de Bach, où passe toute l’énergie morphogénétique des siècles, comme des sortes de preuves de l’existence de Dieu ?


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