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Edition du 9 Avril 2011



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In bed with Hassan II
Une biographie signée Ignace Dalle du plus absolu des rois du Maroc
9 Avril 2011

Douze ans après sa disparition, Hassan II ne laisse toujours pas indifférent. Loin de là. De nombreux ouvrages, dont celui célèbre Notre ami le roi de Gilles Perrault, ont retracé le très long et tumultueux règne de cet exceptionnel témoin de son siècle, marqué par tant de tragédies et d’histoires extraordinaires.

L’imposante biographie —un pavé de 700 pages— que lui consacre cette année le journaliste Ignace Dalle se lit comme un roman où l’on découvre un sultan des temps modernes, qui a élevé le raffinement dans la cruauté gratuite au rang de style de gouvernance, et avec qui seuls les grands mafieux, esthètes du crime et de la luxure, peuvent rivaliser. Et c’est probablement là où le travail de biographe de l’extrême, abattu avec brio par Dalle, trouve tout son intérêt.
Petites fripouilleries et esprit canaille
A la lecture de cette exploration fascinante des facettes les plus secrètes d’Hassan II, on y retrouve un Louis XI, pour son flair politique et pour son sens aigu de l’Etat, un Louis XIV dont le bon plaisir dictait seul la conduite de la cour, ou encore un Bonaparte pour ses stratégies de conquêtes du pouvoir. Il tenait de tous, mais aussi des sultans ottomans se délectant d’un monde secret et oppressant, celui des palais et de ses intrigues d’alcôve vénitiennes, notamment lorsqu’il s’éprend de la comédienne française Etchika Choureau, un temps égérie du réalisateur Antonioni et pour laquelle il a failli perdre le trône de ses ancêtres.
«Etchika s’est éprise de Moulay Hassan, autre "prince oriental" selon la presse people. Elle l’a rencontré à Cannes, où le prince se remet fastueusement d’une pénible ablation des amygdales. Un amour compliqué ! Elle reprend le travail en 1958, avec deux films tournés aux Etats-Unis, qui font un flop. Le succès ne reviendra plus. Elle disparaît ensuite pendant quelques années, passant le plus clair de son temps au Maroc en compagnie du prince héritier. Ainsi, en ce milieu de l’année 1960, non seulement Etchika est enceinte mais, selon ce qui est rapporté au souverain, elle se bercerait d’illusions et se verrait déjà reine ! Mohammed V se doit, lui, de veiller au respect des coutumes de la dynastie alaouite. Il tente de ramener son fils à la raison, menace de le destituer au profit de son jeune frère Moulay Abdellah.»
Dalle nous fait découvrir l’esprit canaille d’un jeune prince héritier, dont l’ambition s’est d’abord exprimée par des accommodements avec une vie oisive et délétère.
Comme sa petite arnaque à l’assurance sur une automobile américaine dont il prétend le vol, alors qu’il était en quête d’argent facile durant l’exil de la famille royale à Madagascar sous le Protectorat :
«A Madagascar, comme au Maroc ou ailleurs, les besoins d’argent du prince héritier sont permanents. A la fin du mois de juin 1955, une superbe Buick importée du Maroc par le sultan est volée à Tananarive. Curieusement, le prince l’avait assurée quelques jours auparavant auprès de la compagnie Descours et Cabo. Très rapidement, il se rend dans la capitale malgache et réclame à la compagnie d’assurances la somme de 1,8 million. Il demande en outre que les papiers établis ne fassent état que d’un remboursement de 1,1 million. Pour quelle raison ? Parce que, comme il le déclare un peu plus tard, "cette différence me permettra ainsi de régler quelques dettes". "Le prince, conclut l’auteur de cette note, a évidemment demandé à la personne qui a bénéficié de ses confidences de faire preuve de la plus grande discrétion, notamment vis-à-vis des membres de sa famille.»
Ou encore ses goûts de luxe, lorsqu’il exige de la France un petit pactole pour se payer un hélicoptère et deux aéronefs :
«Dirigé par Si Bekkai, proche de la famille royale, le gouvernement marocain propose, début juillet 1956, d’offrir un avion au prince impérial à l’occasion de son 27e anniversaire. Convaincue des bonnes dispositions du prince à l’égard de Paris, la France se résout, au mois de septembre, à lui offrir un hélicoptère. Mais, sans doute trop inconfortable ou bruyant, l’engin ne suffit pas au bonheur du prince. Le 30 octobre 1956, il envoie un émissaire au conseiller financier de l’ambassade de France pour lui demander confidentiellement 120.000 dollars… afin d’acheter deux avions.»

Farceur de mauvais goût
Sa farce de jeune monarque lorsqu’il décide de droguer les femmes de notables lors des festivités de son intronisation :
«Peu de temps après avoir pris le pouvoir, Hassan II se rend à Fès, la capitale spirituelle, afin de sacraliser son intronisation. C’est l’occasion des grandes festivités. Après celui des hommes vient le jour consacré aux réjouissances réservées aux femmes, toujours en présence du roi. Les épouses des ministres, des dignitaires du royaume, des ambassadeurs des pays arabes, des notables de haut rang partagent les joyeuses agapes avec les membres de la famille royale. A la fin du repas, on amène le gâteau du roi, une monumentale pâtisserie. Bientôt, toutes ces femmes sont prises de malaises, vomissent, s’agitent, convulsent dans ce que le docteur François Cléret qualifie de "manifestations de délire onirique". "Ce furent, se souvient le vieux médecin, deux journées épouvantables. Les épouses des ambassadeurs arabes étaient compromises… Le gâteau était drogué. Je me débattais seul au milieu de deux cents femmes ! Il a fallu qu’avec mon chauffeur nous dévalisions le plus discrètement possible les pharmacies de Fès pour récupérer un antidote à base d’atropine et tous les contre-poisons disponibles. C’est Hassan II qui était à l’origine de cette malheureuse initiative, et il ne pensait pas que cette grosse farce prendrait une telle ampleur. Je commençais à découvrir le nouveau roi.»

Francophile de culture… et de sang ?
Féru de culture et d’histoire, il connaissait bien celles de l’Hexagone, dont il évoquait volontiers devant ses interlocuteurs les grandes figures, émaillant ses phrases de citations empruntées à la littérature française, maîtrisant parfaitement son image cathodique. Une bonne part de la fascination qu’exerça Hassan II tout au long de son règne tient à ce mélange de culture dont il avait hérité et dont il sut jouer avec un art consommé. Arabe et musulman lorsqu’il régentait les affaires intérieures du royaume ; pur produit de la France dès lors qu’il avait affaire à des Occidentaux, il était, de ce point de vue, une sorte de Janus.
Mais ce que révèle Dalle est que son biculturalisme assumé tient autant de son éducation que de sa probable filiation secrète :
«Une confidence faite par Mohammed V à son ami le docteur François Cléret ajoute un élément étonnant à la biographie de Hassan II : si l’on en croit le médecin français, la grand-mère paternelle de Hassan II aurait été d’origine française. "A la fin de l’année 1955, quelques jours après son retour au Maroc après vingt-sept mois d’exil, Mohammed V m’a confié un secret : "La joie profonde que je ressens aujourd’hui d’être au milieu de mon peuple, me dit-il, est un peu assombrie par la mort de ma mère, Lalla Yacout, la veille de mon retour au pays. Cette femme, que j’ai beaucoup aimée, a eu une grande importance dans ma vie. Aujourd’hui, je vais vous faire une révélation. Ma mère était Française. Elle a été enlevée à la fin du XIXe siècle près de Hyères, en Provence, par les derniers barbaresques de Tunisie, qui l’ont revendue aux pirates de Salé. Finalement, des tribus du Haouz l’ont offerte à mon père, Moulay Youssef". Une fois monté sur le trône, poursuit le médecin, le jeune sultan a donné à sa "mère" des conditions de vie décentes. Toute sa vie, y compris à Madagascar où il n’avait pu l’emmener, il est resté en contact avec elle. Grâce à elle, le sultan parlait un bon français et, s’il avait recours à un interprète ou s’exprimait volontairement dans un français approximatif, c’était pour donner le change à ses interlocuteurs français ou pour gagner le temps de la réflexion". Mohammed V n’a plus jamais évoqué sa filiation avec son ami médecin. Hassan II était-il au courant de l’existence de cette ascendance étrangère ?»

Un César oriental, cynique et manipulateur
Le harem, les esclaves du feu, les facéties de potache du monarque amateur de déguisements fantasques, les châtiments corporels… Hassan II a vécu dans un univers étranger au XXe siècle. Il a fait construire des palais dignes des Mille et une nuits qu’il a si peu habités, acheté des centaines de voitures de collection qu’il n’a jamais conduites, aimé, courtisé, entretenu des concubines sans compter.
Dans ce monde clos, véritable univers interdit où la justice des hommes n’avait pas droit de cité, le roi, tout-puissant, était capable d’emmurer dans les oubliettes de son palais et dans ses bagnes secrets quiconque lui déplaisait, comme il pouvait anoblir et couvrir de richesses son plus vil esclave.
Encore bambin, Hassan II, alors prince héritier, se complaisait déjà dans son statut de personne sacrée et omnipotente :
«Président d’honneur à l’âge de 4 ans du mouvement scout créé en 1933 à Salé, colonel de la Garde sultanienne à l’âge de 7 ans, le jeune prince a tendance à se prendre un peu au sérieux. De fait, le sultan ne ménage guère le prince : "Mon fils, je t’ai observé tout à l’heure lorsque tu traversais la place devant le palais et que tu tendais ta main à baiser.»
Ce roi, attaché aux traditions d’un autre âge, peut-être le plus puissant d’une dynastie qui règne et gouverne sur le Maroc depuis 1666, a réussi malgré les vicissitudes d’une époque marquée par les troubles à conforter et léguer son trône à son fils aîné. Un véritable tour de force pour une monarchie dont la pérennité a si souvent été malmenée par les soubresauts de l’Histoire.
Playboy dépensier, il a acquis un sens politique remarquable que seuls les initiés soupçonnaient lorsqu’il monta sur le trône à la mort de Mohammed V, son père.
Coups d’Etat, rébellions tribales, complots à répétition, turbulences identitaires, émeutes sociales, menaces extérieures, épreuves de forces politiques, intrigues sordides ; rien n’a pu faire déchoir Hassan II de son piédestal. Le destin n’épargna pas le souverain alaouite, qui, aidé par une chance inouïe —cette baraka des puissants au sang bleu, réussit à conjurer le mauvais sort. Pourtant, le régime de ce souverain oriental, peu intéressé par l’intendance de son royaume et qui a largement échoué dans les domaines économique et social, a plongé tout un peuple dans les affres de la misère.
Manipulateur habile et cynique manœuvrier, investi d’une triple mission religieuse, nationale et politique, il s’est appuyé toute sa vie sur un terrible appareil sécuritaire, sur l’achat des consciences et les prébendes pour régner. Disparitions, tortures, arrestations arbitraires, violations des libertés ont jalonné son règne et bondé les prisons ténébreuses de son jardin des supplices d’un interminable cortège de bagnards, dont peu purent s’extraire vivants.
Si à son époque, au sein d’un monde arabe régenté par des régimes autoritaires —voire sanguinaires— il avait fini par faire figure de libéral, son bilan institutionnel est caduc en ces temps révolutionnaires. Soignant son image, Hassan II était très présent sur la scène internationale au temps où l’ordre mondial était favorable aux suppôts du monde libre. Il a très jeune côtoyé les monstres sacrés de la diplomatie mondiale et en conserva le goût jusqu’à sa mort. Parce qu’il pouvait apparaître comme un des leurs, partageant leurs valeurs, leurs préoccupations, Hassan II a réussi à s’imposer dans le monde occidental comme un chef d’Etat incontournable, notamment sur les conflits qui agitent encore aujourd’hui le Moyen-Orient. A défaut d’être toujours entendu, le Maroc était à ce titre écouté. Et sur ce plan, le royaume ne lui a pas encore trouvé de successeur. A l’instar de ses piètres alter ego sud-américains honnis par l’Histoire, ce dictateur féroce, champion de l’Occident contre le socialisme tiers-mondiste, a été des années durant promu exorciseur de l’islamisme, le spectre qui hante toujours l’Europe. De ce point de vue, il a même suscité de tristes vocations, à l’image de la dictature policière de Ben Ali en Tunisie qui a usé de cet épouvantail angoissant pour qu’on ne se soucie guère de ce qui se trame en son pays.
Il faut savoir aussi que son règne de 38 ans s’est achevé mieux qu’il n’avait commencé : n’est-il pas, et on l’oublie trop souvent, celui qui s’éclipsa au profit de son fils alors qu’il avait réglé sa succession en desserrant l’étau de son pouvoir absolutiste ?
De ce point de vue-là, si le marketing politique n’existait pas, il l’aurait inventé. Un héritage que la propagande actuelle ne lui reconnaît presque pas. Le style du monarque à la fin des années 90, vieillissant, sage, paternel et au regard las, visage buriné, marqué par la maladie, contrastait singulièrement avec celui du beau prince Moulay Hassan, fringant et arrogant, dont Dalle raconte l’intimité, et qui avait succédé, en 1961, à Mohammed V, le père de la nation marocaine moderne.
Le souvenir du jeune roi flambeur et impulsif des années 60 s’est très vite estompé dans les mémoires, tandis que s’imposait à partir du milieu des années 70 l’image de l’ «unificateur» de la patrie et défenseur de son intégrité, titre auquel il aspirait pour devenir le continuateur de son père, surnommé le «libérateur» par les hagiographes du royaume.
Le tacticien fougueux, avant tout préoccupé de préserver les privilèges de l’absolutisme royal, s’est mué en stratège soucieux de l’avenir de la dynastie alaouite dont il fut dix-septième souverain. Nul doute que les deux tentatives de régicide auxquelles, grâce à son sang-froid, il a échappé par miracle en 1971 et 1972, ont favorisé cette métamorphose. Hassan II a ensuite compris que la politique est une longue patience. Un combat.
Au soir de sa vie, il était trop avisé pour ne pas avoir conscience des menaces qui guettaient le royaume, et c’est certainement grâce à lui seul que son fils Mohammed VI est aujourd’hui le roi du Maroc. Mais l’histoire a cette fichue manie de se répéter à l’identique lorsque le courage des hommes se flétrit. C’est pourquoi l’ouvrage de Dalle sur un roi mort au siècle dernier est d’une actualité brûlante.


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