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Bonnes feuilles
25 Décembre 2008

Le lendemain, je rencontrai mon ami Omar à l’entrée du collège.
Il était très fier de son père et de son passé.
- Tu sais, j’ai découvert plein de choses en même temps que toi.
Crois·moi, je ne l’ai jamais vu comme ça. On aurait dit qu’il avait retrouvé une seconde jeunesse.
Moi ce qui m’intéressait, c’était de marcher ençore et encore sur les traces de Gide. Et là je comptais sur le père de mon ami pour me faire découvrir d’autres lieux qu’il avait visités avec l’écrivain français. Je le lui dis. Il me confia que son père comptait nous emmener samedi prochain, comme il nous l’avait d’ailleurs promis, à la Fontaine chaude, au jardin public et à l’hôtel Oasis. J’avais envie de fermer les yeux et de les ouvrir en un battement de cils pour me retrouver le samedi. J’ai toujours été un impatient et un rêveur. Ou plutôt un rêveur impatient : je voulais atteindre mes rêves, même s’ils étaient complètement délirants. Ainsi, souvent, quand je jetais par mégarde un bout de galette par terre, ma mère me réservait comme châtiment la vision de la lune le soir. Non pas la pleine lune, mais celle qui est floue et dont 011 ne distingue que vaguement la forme si bien qu’on peut s’imaginer ce que l’on veut. Alors elle me disait à voix basse :
- Tu as vu la lune ? Elle a perdu et sa forme et son éclat.
Tu sais pourquoi? Parce qu’eUe est pleine d’enfants comme toi qui ont jeté leur galette par terre. C’est péché!
Timidement, je lui demandais à chaque fois en -frissonnant de peur:
- Et comment ces enfants ont-ils pu monter jusqu’à elle? Avec toujours le même sourire malicieux, elle murmurait ces mots qui me terrorisaient :
- Elle les a tirés par leurs cils! C’est très douloureux, tu sais ... Au lieu de me calmer, je jetais sciemment les bouts de galette par terre pour provoquer la lune. La nuit, la tête enfouie sous les draps, je guettais la lune, je la souhaitais en tremblant de peur. Je voulais monter au ciel, voler au milieu des nuages, léger comme l’air. C’était mon rêve insensé: monter jusqu’à la lune en étant tiré par mes cils, quitte à souffrir mille morts. Partir, mais partir de Biskra pour la lune, n’est-ce pas le plus beau des voyages?
Gide m’avait fait oublier mes rêves enfantins. Il était devenu ma lune.
Le vendredi, juste avant l’entrée des classes, mon ami Omar vint vers moi, sourcils froncés. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai tout de suite pensé à son père. Confirmation :
- Mon père ne pourra pas tenir sa promesse ... Avant même de poursuivre sa phrase, je répliquai:
- Mais pourquoi ? Il nous a pourtant promis de tout nous faire connaître samedi...
Quand j’eus fini, Omar reprit la parole :
- Il est très fatigué, comprends-tu? N’oublie pas qu’il est largement septuagénaire, perclus de maladie, et que la marche de samedi passé au jardin Landon et à la palmeraie Guardi l’a vidé. Moi-même j’ai été étonné par son endurance. Tu sais, il ne sort pratiquement plus de la maison.
Je restai sans voix sous le coup de la terrible nouvelle. Pour atténuer ma tristesse, Omar ajouta :
- Ecoute, il m’a confié que dès qu’il se rétablira, il tiendra sa promesse. Il nous fera visiter tous les lieux aimés par Gide.
Je n’ai pu que murmurer une prière: «Que Dieu le guérisse au plus vite.»
Est-il besoin de préciser que j’avais tout fait pour revoir ce précieux ami de Gide. Et toutes mes tentatives étaient vaines. A chaque fois
que je demandais de ses nouvelles, Omar me répondait invariablement : « Il est toujours un peu fatigué. »Au fil du temps, je me dis qu’il ne voulait sans doute pas revisiter les lieux qu’il avait connus avec Gide. Peut-être que l’expérience de la première visite avait été une trop grande souffrance pour lui. A ces arguments, il y avait des arguments contraires : sa bonne humeur quand il nous faisait marcher sur les traces de son mentor, sa prolixité, son entregent, toute chose traduisant un réel plaisir teinté peut-être de nostalgie, mais aucunement d’une souffrance.
A vrai dire, je ne comprenais vraiment pas les raisons qui avaient contraint le père de mon ami à faire marche arrière. Je ne voulais surtout pas croire à sa prétendue fatigue. Je me disais qu’il y avait autre chose qui m’échappait.
Quand on est jeune, on voit les autres à travers nous-mêmes : on est endurant, vigoureux, infatigable ? Les autres le sont aussi. Et s’ils prétendent le contraire, c’est qu’ils mentent ou ne veulent pas. Ce qui revient au même. A cette période de la vie, on ne voit pas large. On est égoïste. On voit juste ce qui nous intéresse. Et ce qui m’intéressait, c’était la vie de Gide à Biskra.
Mais par une sorte de transfert, produit sans doute par le subit éloignement du père de mon ami, je commençais à chercher l’un dans l’autre. Je ne voulais plus seulement connaître Gide, mais aussi celui qui avait eu le bonheur de le fréquenter. A défaut de marcher physiquement sur les traces de l’écrivain, je voulais, au moins, le faire verbalement avec celui qui l’avait connu. J’en fis part à Omar. Il me répondit qu’il en parlerait à son père.


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