En ce mardi gris d’automne, l’Algérie retient son souffle, le cœur serré par une nouvelle qui résonne comme un écho douloureux dans les ruelles d’Alger et au-delà des frontières. Baya Bouzar, plus connue sous son nom de scène immortel de Biyouna, nous a quittés à l’âge de 73 ans, emportée par les affres d’un cancer impitoyable qu’elle combattait avec la même dignité farouche qu’elle mettait dans chacun de ses rôles. Hospitalisée depuis le 4 novembre à l’hôpital de Bainem, puis transférée au service de pneumologie de Beni Messous, elle s’est éteinte dans la nuit du 25 novembre, victime d’une insuffisance respiratoire aiguë et d’une hypoxie cérébrale qui ont eu raison de sa vitalité légendaire. Mais comment parler de départ quand on sait que Biyouna, cette force de la nature, n’a jamais vraiment quitté nos âmes ? Son rire, son regard pétillant, ses gestes si spontanément algériens continueront de danser dans nos mémoires, comme une rumba éternelle sur les scènes de la vie.
Née le 13 septembre 1952 dans le quartier populaire de Belouizdad – anciennement Belcourt –, au cœur d’une Alger cosmopolite et bouillonnante, Biyouna incarne dès ses origines l’essence même de l’Algérie postcoloniale : un mélange de joie populaire, de résilience face à l’adversité et d’un humour qui désarme les chagrins. Fille d’une famille modeste, elle grandit entourée des odeurs d’épices du souk, des chants andalous qui s’échappent des cafés maures et des rires complices des voisines. Dès l’enfance, Biyouna montre une énergie débordante. À 19 ans à peine, elle intègre les cabarets algérois comme danseuse au mythique Copacabana, où ses pas chaloupés et son charisme magnétique captivent un public en quête de légèreté après les cicatrices de la Guerre d’indépendance. C’est là, entre les projecteurs tamisés et les applaudissements enflammés, qu’émerge la future icône. Mais Biyouna n’est pas femme à se contenter d’un rôle : elle est chanteuse, animatrice, comédienne – une artiste totale, forgée dans le feu de la rue et polie par les planches du théâtre.
Sa révélation au grand public survient en 1973, avec le rôle de Fatma dans une série télévisée qui marque les esprits : une femme du peuple, espiègle et pleine de bon sens, qui navigue entre les aléas du quotidien avec une malice irrésistible. Ce personnage, inspiré des commères des quartiers populaires, propulse Biyouna au rang de star nationale. Elle devient la voix des sans-voix, celle qui dit tout haut ce que les autres murmurent, avec un accent algérois chantant qui fait fondre les cœurs. Rapidement, elle enchaîne les succès théâtraux et télévisuels. Dans Dar Sbitar, la série culte des années 80 et 90, elle incarne une infirmière truculente, mi-maman poule, mi-déesse vengeresse, dont les tirades acérées sur la vie de quartier deviennent des proverbes populaires. "Ya weldi, la vie c’est pas un film bollywoodien, c’est un western spaghetti avec des olives !" : une phrase comme celle-ci, sortie de sa bouche, suffit à déclencher des éclats de rire collectifs lors des soirées familiales, transformant les foyers algériens en scènes improvisées.
Le cinéma, cet autre royaume de l’imaginaire, lui ouvre grand ses portes dans les années 2000. Son premier album, Raid Zone en 2001, fusionne chaâbi traditionnel et beats modernes, un cocktail qui séduit les jeunes et ravive les nostalgiques. Suivent Blonde dans la Casbah en 2007, où sa voix rauque et espiègle chante l’amour, la perte et la résilience féminine avec une poésie brute. Au grand écran, elle brille dans des films comme Viva Laldjérie de Nadir Moknèche (2004), où elle joue une tenancière de bordel au grand cœur, ou La Moitié du ciel (2007), une œuvre poignante sur les femmes algériennes. Son rôle dans Rain or Shine (2015) lui vaut une reconnaissance internationale, avec des critiques élogieuses pour sa capacité à allier humour et profondeur tragique. Biyouna n’est pas une actrice qui surjoue ; elle vit ses personnages, les imprègne de sa propre histoire – celle d’une femme qui a connu la pauvreté, les amours contrariés, les joies simples d’une tasse de thé partagé avec des amis. Son impact culturel est incommensurable : elle a redéfini l’image de la femme algérienne au cinéma, loin des stéréotypes orientalistes, en une figure forte, drôle, imparfaite et profondément humaine. Comme l’écrivait un critique : "Biyouna n’a pas conquis les écrans ; elle les a habités, les a rendus plus chauds, plus vrais."
Mais au-delà des projecteurs, Biyouna était une militante discrète. Engagée pour les droits des femmes, elle n’hésitait pas à dénoncer, avec son humour caustique, les inégalités sociales dans des interviews ou des sketches. Dans les années 2010, malgré les assauts de la maladie – diagnostiquée d’un cancer en 2016 –, elle continuait de se produire, de visiter des associations caritatives, de rire aux éclats lors de rencontres avec la jeunesse. "Le cancer ? C’est comme un ex-petit ami : il te harcèle, mais tu finis par lui claquer la porte au nez avec un sourire !" confiait-elle dans une interview à Jeune Afrique en 2020, minimisant sa douleur pour inspirer les autres. Cette force, cette légèreté face au drame, c’est ce qui faisait d’elle une icône intemporelle. Elle a influencé une génération d’artistes : des comédiennes comme Camélia Jordana ou des réalisateurs comme Tariq Teguia citent son travail comme une source d’inspiration, louant sa capacité à transformer le trivial en universel.
La nouvelle de son décès a provoqué une onde de choc à travers l’Algérie et la diaspora. Le président Abdelmadjid Tebboune, dans un message officiel empreint d’émotion, a salué "une célébrité de la scène artistique qui a enrichi notre patrimoine de nombreuses œuvres télévisuelles et cinématographiques". Il évoque "avec tristesse et affliction" l’adieu à "l’une des figures qui ont contribué par leur créativité", priant pour que Dieu l’accueille "par Sa miséricorde et l’installe dans Ses vastes jardins". La ministre de la Culture, Melika Ben Doudou, a livré un hommage déchirant, se remémorant une visite à son chevet la semaine dernière : "Dans tes yeux, j’ai vu ce même feu de la vie, cette créativité inépuisable que tu nous as offerte pendant des décennies. Tu n’étais pas une simple artiste ; tu étais une mère pour l’art, un symbole de la femme algérienne. Ton audace, ta simplicité, ta force t’ont rendue irremplaçable. Chaque rôle que tu as incarné, chaque chanson que tu as chantée, chaque rire que tu as libéré sur scène résonnera dans le temps et inspirera les générations futures." Ses mots, vibrants d’une poésie presque lyrique, capturent l’essence de Biyouna : une fleur éclose dans le jardin de la culture algérienne, entre théâtre, chant et drame, qui a reflété "le pouls de la rue, l’esprit de la création, nos histoires, nos rêves, nos douleurs et nos joies".
Les hommages affluent de partout. L’acteur légendaire Saleh Ouagrout, avec qui elle a partagé tant de scènes, a posté sur Facebook une photo d’elle rayonnante, accompagnée d’une prière simple : "Ô Dieu, pardonne-lui, aie pitié d’elle, fais-la reposer dans Tes jardins et inspire à sa famille patience et consolation." Des fans anonymes, sur les réseaux sociaux, partagent des extraits de ses sketches, des anecdotes personnelles : "Biyouna m’a fait rire lors de mes pires jours ; elle était la thérapie gratuite de l’Algérie." À Paris, où elle s’était exilée un temps pour des tournages, des projections hommage sont déjà annoncées au Cinéma l’Arabe. Même à l’international, des médias comme Le Monde ou The Guardian rendent hommage à cette "reine du rire maghrébin", soulignant comment elle a pavé la voie pour une représentation authentique des femmes arabes au cinéma.
Dans ses derniers instants, Biyouna a laissé une ultime trace d’humanité : une volonté exprimée de reposer auprès de sa mère, Djamila, au cimetière d’El Alia. Ce vœu, murmuré dans la faiblesse, révèle la profondeur de son âme : une fille aimante, attachée aux racines comme aux branches qui s’étendent vers le ciel. Demain, l’Algérie lui dira adieu lors d’une cérémonie émouvante. La levée du corps a eu lieu au Théâtre national Mahieddine-Bachtarzi, ce temple des arts où elle a tant brillé, avant l’inhumation après la prière de l’asr au cimetière d’El Alia, conformément à sa dernière requête. Des milliers sont attendus : artistes, intellectuels, simples citoyens qui, comme elle, portent en eux l’Algérie des rires partagés et des larmes essuyées d’un clin d’œil.
Biyouna n’est pas partie ; elle s’est métamorphosée en légende vivante. Son héritage ? Un Alger éternellement joyeux, des femmes algériennes qui osent rire fort, un cinéma maghrébin plus riche de son empreinte indélébile. Dans les cafés de Bab El-Oued, on chantera encore ses refrains ; dans les foyers de la diaspora, on reverra ses films pour se rappeler que la vie, malgré ses tempêtes, mérite d’être dansée. Repose en paix, Biyouna, notre "Biyouna" à tous – petite grand-mère du cœur, grande dame de l’écran. Ton rire est notre boussole ; il nous guidera toujours vers la lumière. Qu’Allah t’accueille en Sa miséricorde infinie, et qu’Il inspire à ta famille, à nous tous, la force de perpétuer ton feu sacré. Alger pleure, mais Alger rit déjà en ton honneur.