De mon temps, c’étaient les alcooliques invétérés, il y en avait toujours un ou deux par quartier qui faisaient un scandale à chaque fin de semaine.
Le jour avait depuis un bon moment envahi la chambre par la fenêtre ouverte quand Messaoud fut réveillé par une série de bruits propres au petit matin : des portes qui s’ouvrent et se ferment discrètement, un robinet qui chuinte, des bruits de casseroles. La famille entière s’apprêtait à affronter une nouvelle journée, comme les autres. Sans Messaoud bien entendu. Ce matin-là, il ne se sentait pas du tout en forme, contrairement à Aïcha qui déployait une énergie et un dynamisme incroyables qui faisaient dire à ses enfants qu’elle avait des piles de longue durée, comme dans cette fameuse publicité où l’on voit une équipe de lapins alpinistes escalader un pic. Ce n’était pas le cas de Messaoud qui se définissait ainsi : «Ce n’est pas de ma faute ! Je suis né fatigué !» Ou alors il faisait prévaloir ses trente-trois années de bons et pas toujours loyaux services dans une ingrate administration: trente-trois ans passés à pointer, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse chaud comme aujourd’hui. Prendre le bus et marcher, emprunter quotidiennement le même itinéraire, rencontrer toujours les mêmes têtes… Et même pas un jour de grève pour casser la monotonie des jours. Enfin, il s’était toujours senti comme un mineur de fond qui prenait chaque jour le monte-charge pour aller au charbon.
Quand il se présenta à la cuisine, débraillé et étirant ses vieux membres, victimes des courbatures d’une nuit trop courte, Aïcha le dévisagea en faisant la grimace :
-Ya radjel ! Tu as une mine effrayante ! Va te regarder dans la glace, va ! Tu n’es pas rasé, tu as des cernes ! Tu as mal dormi ?
- Je ne me souviens pas avoir dormi ! Ou plutôt, j’ai dû fermer l’œil au petit matin car j’ai fait d’effroyables cauchemars! J’ai rêvé que des terroristes me poursuivaient pour me tuer.
- Tu devrais commencer à faire la prière ! C’est à cause de cela que tu as le sommeil troublé par de mauvais rêves.
- Je pense surtout que c’est à cause de l’environnement que je dors mal ! Toi, tu n’as rien entendu du boucan que les gens du premier ont fait ; ils ont dû rentrer à une heure du matin avec leur marmaille et ils ont commencé à s’interpeller et à parler à haute voix dans la cour. Ils sont revenus d’une de ces fêtes avec force coups de feu et youyous. Ils ont gardé la bonne humeur de la noce et sont venus la communiquer avec leurs enfants qui glapissent ou qui pleurnichent : c’est insupportable ! ! Des voitures et des motos qui passent en faisant un vacarme infernal, comme à une course ! Et ensuite, il m’a fallu endurer une bagarre qui a éclaté dans la rue : certainement des drogués qui ont mal supporté «le voyage». De mon temps, c’étaient les alcooliques invétérés, il y en avait toujours un ou deux par quartier qui faisaient un scandale à chaque fin de semaine. Aujourd’hui, c’est tous les jours ! C’est incompréhensible que les pouvoirs publics ne fassent rien ! Chaque nuit, les drogués tiennent leur congrès en bas, près de magasins. Ils veillent toute la nuit et rentrent se coucher au petit matin en criant, en braillant. Comment veux-tu dormir avec tout ce cirque ?
- C’est normal que tu ne dormes pas bien ! Tu ne fais rien à longueur de journée ! Pour bien dormir, il faut se fatiguer ! Physiquement bien sûr !